Pourquoi la Science-Fiction ?
POURQUOI LA SCIENCE-FICTION ?
On dit que tout se joue au cours de l’enfance et c’est sans doute vrai.
J’ai grandi dans une cité ouvrière à la frontière du Grand Duché du Luxembourg et de la France. Puis j’ai connu l’exil dans une petite ville de province à la frontière du Maine-et-Loire et de la Vendée.
Enfant, je ne tirais aucune satisfaction de la fréquentation des autres enfants. Je ne comprenais rien à ce qu’ils me racontaient – forcément, je ne connaissais le nom d’aucun joueur de football, d’aucun participant au Tour de France, je ne savais même pas qui avait gagné les Vingt-Quatre Heures du Mans ; et eux ne comprenaient rien à ce que je racontais – forcément, ils ignoraient les noms latins des dinosaures et les caractéristiques techniques des satellites que Russes et Américains lançaient dans l’espace. A n’en pas douter, j’étais un Martien tombé sur Terre – un Etranger en Terre étrangère à la manière de Valentine Michael Smith, le héros du roman de Robert Heinlein.
J’étais donc le plus souvent seul dans ma chambre mansardée – ou, plus exactement, mes relations sociales se limitaient à mon élevage de tritons ; et mes conversations ne concernaient que les étoiles que je m’autorisais à tutoyer, à travers la lucarne, dans la mesure où je connaissais leur nom.
Jusqu’au jour où j’ai ouvert un carton de livres d’un précédent déménagement de mes parents. Les gens qui me connaissent savent que je suis né sous le signe du déménagement ascendant redécouverte de cartons de livres !
Ce carton-là était empli de romans aux couvertures incroyables avec une petite fusée en bas du dos, jamais tout à fait la même – on s’en rendait bien compte en les alignant ; il y avait aussi des revues aux couvertures tout aussi incroyables, dans un autre genre – Fiction et surtout Galaxie. En les feuilletant, j’ai eu envie de les lire, sans doute à cause des illustrations de Emsh ou Finlay. J’ai alors fait connaissance avec des écrivains comme Robert Sheckley, Clifford Simak, Daniel Galouye, Eric Frank Russell, Alfred Bester, Robert Heinlein, Philip Dick, Fredric Brown, Robert Silverberg, Chad Oliver, Margaret Saint-Clair, Zenna Henderson… on ne peut pas tous les citer ! Ces gens, je n’en doutais pas un seul instant, connaissaient à l’évidence les noms latins des dinosaures et les caractéristiques techniques des satellites !
Le contenu de ce carton m’a fait entrer en religion – et celle-ci s’appelait Science-Fiction.
Quelques années plus tard, j’ai découvert les écrits des Premiers Prophètes : l’Encyclopédie de la SF, des Voyages Extraordinaires et de l’Utopie de Pierre Versins, le Panorama de la Science-Fiction de Jacques Van Herp et l’Histoire de la SF Moderne de Jacques Sadoul. Je me suis rendu compte que la SF n’était pas une religion mais plutôt une Mythologie Moderne – ce qui est nettement plus intéressant. Et que donc, elle avait ses Héros se répartissant, d’une part, entre les auteurs, certains ayant rang de Demi-Dieu, et, d’autre part, entre de simples mortels ayant tout compris avant les autres !
La société des enfants ne voulant pas de moi, je me promis alors de faire un jour partie de la société des Héros de la Science-Fiction.
En attendant, j’étudiais les faits d’armes des grands Héros francophones tels que rapportés par les Premiers Prophètes. Le plus grand des Héros, à l’évidence, fut un certain Régis Messac. Au cours des années trente, il écrivit plusieurs romans mémorables comme La Cité des Asphyxiés ou Quinzinzili ; il dirigea Les Primaires, une revue littéraire indépendante éditée à Issy-les-Moulineaux, dans laquelle il publia des essais sur la Science-Fiction et diverses nouvelles de David H. Keller, alors un pulpster de renom qui contribuait aux beaux jours de revues comme Amazing Stories ; il créa également la première vraie collection de SF : Les Hypermondes. La fin de Régis Messac fut tragique puisqu’il mourut en déportation, en 1944.
Les années passant, j’entassais des milliers de livres et de revues de SF ; possédant une grande capacité de travail et une mémoire qui impressionne toujours mes amis, je suis devenu un spécialiste de SF.
Un jour de la fin des années septante, à la Foire à la Brocante qui se tient tous les six mois sur la Place des Quinconces, à Bordeaux, je tombai sur un amoncellement de livres des plus variés, ayant un commun d’être tous marqués d’un numéro tracé à la plume, de la même écriture. Certains étaient par ailleurs ornés d’un ex-libris représentant un lézard avec un nom : Gilbert Sore. Jeu de mots graphique, Sore étant symbolisé par un saurien.
J’appris par le bouquiniste qu’il avait acheté au poids une bibliothèque de près de quarante mille livres, suite à un décès. Après avoir trié ce qui l’intéressait pour les rayons de sa librairie ancienne, il avait décidé de vendre les autres livres un franc pièce, sur la durée de cette brocante – c’est-à-dire deux semaines – puis de mettre au dépotoir ce qui resterait. Dès le premier coup d’œil, il fut évident que j’allais passer les deux semaines qui s’annonçaient à explorer cet amoncellement car je venais de repérer un des volumes de la légendaire et mythique collection des Hypermondes : La Cité des Asphyxiés, portant en couverture l’ex-libris que je viens de décrire et, en page de faux-titre, la signature de Gilbert Sore. Au cours des deux semaines, je fis l’acquisition de plusieurs centaines de livres, toujours à un franc pièce : des essais politiques libertaires ou très orientés à gauche, de nombreux romans de SF ancienne dont j’avais mémorisé les titres en lisant l’Encyclopédie de Versins mais que je n’avais jamais vus, et puis des œuvres inconnues dont le titre suggérait un rapport avec la conjecture rationnelle ou dont l’auteur m’était par ailleurs connu pour « en avoir écrit ». Entre autres curiosités, je trouvai un exemplaire aux pages non coupées du rarissime pamphlet de Régis Messac A bas le latin !, portant en couverture le numéro 16046 de l’écriture de Gilbert Sore, cet inconnu que j’avais l’impression de connaître peu à peu à travers ses goûts littéraires et ses choix intellectuels.
Le temps a passé.
Je suis devenu un professionnel de la Science-Fiction que j’ai servie en tant que bouquiniste, libraire spécialisé, fanéditeur, traducteur, écrivain, directeur de collections, anthologiste, rédacteur en chef de revues, critique, essayiste… comme la plupart des gens, dans ce petit milieu éditorial, j’ai coiffé à peu près toutes les casquettes existantes, à tour de rôle ou parfois en les empilant !
J’ai même fini par travailler de temps en temps à la Maison d’Ailleurs, le seul musée public au monde consacré à la Science-Fiction.
Il y a trois ans, en août et en septembre, alors que je travaillais à l’Inventaire des fabuleuses possessions de la Maison d’Ailleurs – c’était un mardi – je découvris soudain dans le Compactus, au fond d’une étagère, à ras du sol, une pile de comics anciens jamais triés… qui contenait la tête de collection d’Amazing Fantasy, le comicbook dans lequel est né Spider-Man. La folie ! J’étais en train de reprendre mon souffle quand Patrick Gyger, que je n’avais pas entendu arriver dans le Compactus, s’est approché de moi. Il a attaqué direct :
« Tu aimes bien parler en public, toi ? »
Je note un point d’interrogation mais en réalité il s’agissait d’une affirmation.
« Pas spécialement… mais disons que ça ne me gêne pas. J’ai l’habitude d’être sur scène. »
J’aurais pu préciser : en général avec une guitare. Ou ajouter : ou de faire mon numéro d’intervenant au profil psychologique décalé et aux méthodes pédagogiques alternatives devant les étudiants de l’Ecole d’Ingénieurs des Mines, à Saint-Etienne. En général, ça le fait assez bien !
Patrick a repris :
« Tu serais partant pour faire le discours d’ouverture des prochaines Utopiales, à Nantes ? J’imagine déjà la tête de certains quand ils apprendront que je t’ai choisi pour cette année.
- Why not ?
- Tu me donnes la réponse demain. Cette année, le thème est l’Utopie. Tu n’es pas obligé d’en parler. Tu pourrais par exemple faire un truc sur « Pourquoi la Science-Fiction ? ».
- OK. Je vais y réfléchir. »
Le lendemain, j’avais réfléchi. J’ai dit à Patrick que je ferais un discours. Il ne me restait plus qu’à trouver sur quoi.
Et puis je suis retourné au Compatus.
Là-dessus est arrivé le samedi, dernier jour – pour cette mission – de mon intervention à la Maison d’Ailleurs. Patrick était parti au Canada. La sémillante Jennyfer, indispensable bras droit du boss, n’était pas là. Philippe, l’archiviste fou avec qui je travaille était parti à un séminaire sur le cinéma muet nord-indonésien – un truc dans le genre… il faut dire que Philippe a un mi-temps à la Maison d’Ailleurs et un autre à la Cinémathèque de Lausanne. J’étais un petit peu déprimé, parce que je venais de découvrir des montagnes de figurines Star Wars de la première série, encore sous blister, et les maquettes géantes des vaisseaux, pleines de poussière… ces trucs pour lesquels les collectionneurs américains sont prêts à tuer père et mère ; et nous, à la Maison d’Ailleurs, on les a en vrac dans un coin du Compactus parce qu’on ne sait pas où les mettre… (j’en profite pour rappeler que, malgré le manque de place, la Maison d’Ailleurs accepte tous les dons en nature – y compris, éventuellement, un nouveau bâtiment quatre fois plus grand).
Et là, ne me demandez pas pourquoi parce que je n’en sais rien, j’ai eu envie – pour me remonter le moral – de faire une pause et de jeter un œil sur la collection de la revue Les Primaires. Vous vous souvenez ? La revue littéraire indépendante dirigée par Régis Messac dans laquelle il avait publié des essais sur la SF et traduit des nouvelles de David H. Keller. J’ai pris toute la pile et je suis remonté dans la bibliothèque pour les feuilleter tranquillement.
Et soudain ! Vous savez quoi ? Je tombe sur un poème signé… Gilbert Sore ! Je continue de feuilleter page à page tous les numéros… et je tombe sur une pièce de théâtre fantastique du même Gilbert Sore, l’inconnu merveilleux dont j’avais récupéré, vingt-cinq ans plus tôt, une partie de la bibliothèque, le type que j’aurais aimé avoir pour grand-père – ce qui m’en aurait fait trois, parce que j’ai adoré mes grands-pères que je n’aurais échangés pour rien au monde.
Quand j’ai revu Patrick, je lui ai dit :
« J’ai mon sujet pour le discours, à Nantes. Je vais parler de Gilbert Sore ».
Patrick n’a même pas soulevé un sourcil. Il a juste dit : « OK ». Il commence à avoir l’habitude avec moi ; il sait que je ne comprend rien au football et au Tour de France mais que je connais les noms latins pas seulement des dinosaures, mais aussi des plantes médicinales et aromatiques.
J’ai dit : « Je parlerais bien aussi de Jean Linard, tu sais, ce type qui a donné à Versins ces comics des années cinquante que j’ai retrouvés l’autre jour, et dont j’avais entendu parler quand j’étais à Los Angeles, il y a vingt ans, parce que mon histoire avec Jean Linard est encore plus rocambolesque que celle avec Gilbert Sore ! ».
Patrick a dit :
« Hum… faudrait pas faire trop long, tout de même. »
Bon. Alors je parlerai de Jean Linard une autre fois.
Vous savez quoi ?
Quand j’étais gamin, je me sentais abominablement seul au monde. A cause de ma différence. J’étais ce que l’on ne nommait pas encore un enfant « surdoué ». J’étais incapable de communiquer avec les gosses de mon âge. Et puis j’ai découvert deux choses : la musique et la Science-Fiction. Avec la première, j’ai compris qu’il n’y avait pas forcément besoin de parler pour séduire les filles. Avec la seconde, j’ai découvert qu’il y avait d’autres personnes comme moi qui, pour échapper un peu au vrai monde où l’on s’ennuie, avaient pris l’habitude de tutoyer les étoiles.
En rencontrant la Science-Fiction, le gosse que j’étais a immédiatement su qu’il ne serait plus jamais seul au monde.
Je suis certain que c’était pareil pour Gilbert Sore…